Si l’UE peut, à certains moments, notamment depuis le Covid, bénéficier d’une visibilité importante sur les questions médicales, l’Europe de la santé n’existe pas. La gestion d’une épidémie, par exemple, bien que revêtant forcément un caractère transnational, relève de la compétence des États. Pour s’en convaincre : des citoyens du continent qui ne souhaitaient pas se plier aux politiques sanitaires telles qu’expérimentées chez eux ces dernières années, et qui le pouvaient, se sont expatriés pour un temps ailleurs dans l’Union.
L’échelon supranational, néanmoins, par le truchement des « compétences partagées », ou celles « d’appui », et du fait même de son ambition pour la mobilité des personnes, des biens et des capitaux, participe directement et indirectement à l’accès, toujours à titre d’exemple, à l’acte médical. Et ce, jusque dans ce qu’on appelle les régions ultrapériphériques de l’UE, les RUP, ces territoires très éloignés de l’Europe et concernés par les articles 349 et 355 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.
Petites souris, c’est ainsi le cas, par-delà les colonnes d’Héraclès, aux Canaries. Sept îles espagnoles, face à l’Afrique occidentale, vivant à leur propre rythme l’évolution du monde depuis l’Antiquité ou la colonisation des Amériques et, pour ce qui nous concerne ici spécifiquement, depuis la mort de Franco, en 1975, la deuxième demande d’adhésion de Madrid à la Communauté économique européenne, en 1977, et enfin le processus de régionalisation ibérique, à partir de la Constitution de 1978.
Les Canaries sont une « communauté autonome », une région espagnole. Et ces îles, qui ont la culture du port franc, ont rejoint l’Europe à des conditions particulières, car elles le sont. La médecine l’illustre : encore plus qu’ailleurs, là-bas, c’est une question de logistique. Et donc de transports, notamment. Et donc d’Europe. Cela concerne l’égal accès à des services qui renvoient à bien des domaines où l’UE peut agir, de la cohésion économique, sociale, territoriale, à la recherche fondamentale ou appliquée.
En extrapolant au maximum au-delà de l’article 168 du traité sur le fonctionnement de l’UE, qui tâche de délimiter les compétences communautaires en matière de santé, et en juxtaposant des domaines aussi variés que le marché, l’agriculture, l’énergie, l’environnement, la coopération, l’humanitaire, la protection civile ou encore le consommateur, on pourrait quasiment considérer que cette thématique se retrouve à l’intersection de presque tous les domaines partagés ou d’appui, à défaut d’exclusivité.
L’archipel a reçu beaucoup d’argent
Comme tous les Espagnols, nos contemporains canariens et leurs professionnels du secteur de la santé connaissent bien les fonds européens. Hors agriculture et pêche, les sommes délivrées par Bruxelles au nom de la « cohésion » se répartissent entre le fonds de développement régional (Feder), le fonds social (FSE), et celui dit, à proprement parler, de cohésion. Ces canaux sont labyrinthiques ; l’Espagne et son unique région ultrapériphérique sont surtout familières du premier, qui a largement contribué à la métamorphose du pays.
Aux Canaries, tout cet argent peut revêtir des formes multiples. Les financements d’infrastructures cohabitent avec les compensations aux entreprises pour acheminer des biens. « Vaccins Covid, coûts de distribution et de publicité aux îles Canaries », « dépenses diverses pour faire face à la crise dérivée de la pandémie », « dépenses résultant du recrutement de personnel de remplacement ou de renfort pour répondre aux besoins découlant de la pandémie », « fourniture de respirateurs Covid-19 », lit-on désormais pêle-mêle.
Mais aussi, hors Covid et toujours pour la santé au sens large, sans même entrer dans le volet des infrastructures : aide à telle ou telle « masse salariale », « transfert de patients entre les petites îles et leur capitale et vers la péninsule », « hélicoptère multifonctionnel d’urgence, de protection civile et de surveillance », « transport par hélicoptère avec assistance vitale avancée pour l’évacuation de malades et de blessées ». Rien que par la route ou les airs, l’UE aide assez concrètement, sur place, dans l’accès aux soins.
« La fourniture des services de santé aux îles Canaries a un coût supplémentaire, par rapport au coût moyen de la fourniture de ces services sur le continent. Dans de nombreux cas, les unités fournissant des services doivent être installées pour une population bénéficiaire potentielle qui est inférieure à celle des territoires continentaux. Cela entraîne des dépassements pour la quasi-totalité des coûts encourus pour fournir ces services de santé », écrivent les personnels européens au moment d’y remédier.
Sur France 24Aux Canaries, le volcan de la Palma s’est tu, mais la colère gronde
« Pourquoi y a-t-il un fonds de l’Union européenne pour nos hélicoptères ? Parce que les hélicoptères annulent les barrières d’une île à l’autre. Ce n’est pas votre faute si vous êtes de l’île de La Gomera, que vous souffrez d’une pathologie et avez besoin d’aller à Gran Canaria pour une opération urgente. Cela vous garantit une assistance de premier ordre », justifie la responsable de la coordination des soins et des médias au service des urgences canarien (SUC), María Dolores García Laorden.
Comme un puzzle en sept morceaux
Mme García Laorden reçoit dans les locaux de son équipe, le SUC, à Las Palmas sur l’île de Gran Canaria. À côté : la salle de coordination du 112, numéro d’urgence européen, en plein travail quotidien. Sa division dépend de la gestion des services de santé et de sécurité aux Canaries. Elle était déjà là lorsque l’archipel a pris l’affaire en main, lorsque la santé est devenue non plus l’apanage de Madrid, mais une compétence largement partagée avec les régions, sous les encouragements de l’UE. Tout a changé depuis.
« Après notre naissance, en 1994-1995, nous sommes passés de l’ancien à la modernisation, de médecins ruraux à des centres dotés de capacités en médecine d’urgence, avec un électrocardiogramme et autres, des choses qui n’étaient disponibles que dans les hôpitaux », énumère-t-elle. « Nous n’avions rien de plus que quelques ambulances médicalisées. La Croix-Rouge aidait. Certains allaient aux urgences en taxi. Nous avons commencé petits, mais nous avions déjà un avion et deux hélicoptères. »
De nos jours, si l’on s’assure qu’aucun drone ne gêne l’hélico, la voie aérienne reste la mieux adaptée à la topographie : « Chez nous, ce n’est pas comme si on pouvait accéder partout et vite. Et ce n’est pas comme si vous aviez une île principale et trois îlots. Pour autant, vous ne pouvez pas avoir un hôpital de premier plan sur chaque île, cela ne se justifie pas en termes de population. Et le transport par la mer est compliqué, ce n’est pas plat, c’est l’Atlantique, et c’est lent. Entre les îles, il n’y a pas d’autre choix : il faut voler. »
L’avion et l’hélicoptère de la région sont basés à Gran Canaria, explique Mme García Laorden. Le second hélico, lui, se trouve à Tenerife. Quant au troisième, il sera installé à Fuerteventura. En cas d’urgence la nuit, l’ouverture d’un aéroport implique beaucoup de monde, la sécurité, la tour de contrôle. L’hélicoptère, lui, est capable d’aller d’un hôpital à l’autre dans bien des cas, ou même de se poser sur un terrain de football en altitude. Car il faut préciser que les Canaries constituent aussi le point culminant du royaume.
« En plus d’être des îles, nous avons une orographie difficile. Il y a peu d’endroits sur la péninsule qui sont plus hauts que Gran Canaria, et aucun n’est plus haut que Tenerife. Ce ne sont pas de jolies montagnes où ça monte tranquillement ! Pour aller au sommet du Teide, vous avez vu le chemin ? Autour des îles, nous avons de bonnes pistes, et elles nous servent. Mais à l’intérieur, ce sont des ravins de montagne à perte de vue. » Quand on en vient au transport de fragilités, « ce problème nous intéresse », tranche la praticienne.
La situation géographique détermine « tout »
« Nous avons construit au fil des ans un certain nombre d’héliports », poursuit Dolores García Laorden, souvent amenée à dessiner des cartes sur un bout de papier pour illustrer son propos concernant « l’insularité » et la « fracturation » des Canaries. « Fuerteventura est l’île la plus allongée. Par la voie aérienne, sa partie sud est plus proche de nous que de son chef-lieu. » L’infrastructure y est, l’hélicoptère sur place permettra donc d’envisager de nouveaux schémas, de nouveaux scénarios, dans l’acheminement des patients.
L’avion sert aussi à envoyer des gens vers la péninsule. Pour des problèmes neurologiques spécifiques, par exemple. Car si les Canaries abritent des pointures, toutes les spécialités n’y sont pas représentées. Ce ne sera même jamais le cas, d’autant que certaines évoluent vite. « Par-dessus tout, nous n’avons pas d’unité pour les brûlés. Elles sont complexes. Il nous arrive de mener des études pour évaluer le bénéfice d’en faire une, et c’est encore une question de démographie. » D’ici là, la plupart des grands brûlés partent à Séville.
L’Espagne demeure unitaire. L’État peut descendre de son Olympe aussi vite que la foudre. C’est depuis cette province, Séville, que sont partis les renforts de la UME pour mater l’incendie à La Palma cette semaine. Ou pour le volcan, en 2021. « Quand ils sont de taille, les feux finissent entre ses mains. C’est une formidable unité militaire d’urgence qui s’est trouvée un bon objectif », plaisante Mme García Laorden. « IIs nous le disent : travailler ici leur a permis de mettre en pratique bien des techniques qu’ils appliquent ailleurs, jusqu’au Portugal ou en France. »
#BuenosDías Gran labor de la @UMEgob y de nuestros corsarios del #43Grupo @EjercitoAire en las tareas de extinción del 🔥 #IFPuntagorda de La Palma. ¡Buen trabajo, compañeros! 💪🏻#ParaServir pic.twitter.com/FHZmL4mCkF
— Ministerio Defensa (@Defensagob) July 19, 2023
Se dessine en filigrane le tableau d’une région qui tente de tirer de sa situation le meilleur – pas uniquement pour elle – et d’en atténuer le pire. Tout en équilibre. Il faut donc aller chercher les fonds où ils se trouvent, développer des arguments. Les enjeux, de toute manière, sont communautaires. Récemment, des migrants ont été secourus au large. « En France aussi, vous avez des RUP. Le fait d’en être une, pour nous, ça conditionne tout. C’est la première étape pour que les fonds arrivent », conclut Maria Dolores García Laorden.
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Elizabeth Hernández, vice-conseillère au service de santé pour l’intégralité des sept îles Canaries, confirme en des termes similaires l’importance des RUP : « Notre situation géographique ne détermine pas que la santé, mais absolument tout. Pour nous, le plus important est donc d’abord de continuer à défendre cette idée que nous sommes une région ultrapériphérique européenne. C’est ce qu’il faut pour avoir un régime fiscal et économique différencié, et pour que nos indicateurs soient pris en compte à la distribution des fonds. »
De l’utilité de l’autonomie pour la santé
Le système est organisé différemment en Espagne et en France. Si les deux pays limitrophes sont dotés respectivement d’une région ultrapériphérique pour l’un, et de six pour l’autre, les chosent demeurent bien plus centralisées à Paris qu’à Madrid, y compris à travers les agences régionales françaises de santé, les fameuses ARS, dont la création en 2010 relevait bien plus de l’effort de déconcentration que d’une véritable ambition décentralisatrice. Aussi l’analyse comparative n’est-elle pas inutile.
Dans son bureau situé au dernier étage de l’immeuble, toujours dans la province de Las Palmas à Gran Canaria, l’une des deux « capitalinas » de l’archipel avec Tenerife, Elizabeth Hernández résume le modèle ibérique en quelques mots : « Au sein du système national de santé espagnol, il y a 17 communautés autonomes. Chacune a vu les pouvoirs de santé lui être transférés et se retrouve en charge de l’ensemble de la fourniture de ces services. »
« Nous sommes un organisme public chargé de la gestion et de la prestation des services de santé, responsable de la planification, de l’organisation et de la gestion économique des ressources humaines pour la santé publique et l’ensemble du système de santé des îles Canaries », précise la responsable. « Nous défendons la notion de région ultrapériphérique jusque sur le territoire péninsulaire », ajoute-t-elle.
L’échelon supérieur conserve, confirme également Mme Hernández, un droit de regard, par exemple concernant le « portefeuille des services » : « Quels services sont remboursés et lesquels ne le sont pas ? Quand un nouveau service sera-t-il inclus dans la liste ou non ? » À travers un conseil interterritorial, l’État conserve ainsi son rôle pour tendre à rendre l’ensemble « le plus homogène possible sur tout le territoire ». Une fois qu’on a dit cela, « la communauté autonome a beaucoup d’autonomie ».
« Vous devez vous conformer au portefeuille de services communs, mais vous pouvez décider d’inclure ou non certaines prestations différentielles, ce qu’on appelle le portefeuille de services complémentaires. Il y a toujours une tentative d’avoir un parapluie commun d’un côté, et l’autonomie de chaque communauté de l’autre, une tension pour donner plus de poids ou non à certaines choses dans le portefeuille commun, tout en créant un portefeuille complémentaire chacun de son côté. »
Régionalisation : du pour et du contre
Les Canaries sont en charge, dans une certaine mesure, du travail de « planification », de « détermination des enjeux », insiste Mme Hernández : « Si nous analysons le risque cardiovasculaire, c’est ici la principale cause de décès. La communauté autonome a le pouvoir de décider d’y mettre plus de poids, d’investir plus dans certains projets et programmes liés à la prévention de la mortalité liée aux événements cardiovasculaires. Ou vous pouvez prendre la décision d’inclure un médicament spécifique dans l’offre complémentaire. »
Rappelons que sous la bienfaisante présence d’équipes prêtes à intervenir à chaque instant sur les plages, le tourisme aux Canaries, c’est toute l’année, et c’est l’économie locale. De surcroît, à Lanzarote ou autres, une partie significative des résidents ne sont ni canariens, ni même espagnols. Outre quelques Nord-Américains, ou bien sûr la communauté latino-américaine, les résidents européens sont légion dans ces îles. Ce sont par exemple des Allemands, ou alors, hors Union, des citoyens norvégiens, des Britanniques.
« Pour nous qui nous occupons des ressources humaines, confie la responsable, l’un des enjeux de taille, peut-être notre plus grand défi dans les années à venir, c’est de savoir comment on arrive à mettre en place des politiques qui encouragent vraiment à ce que les professionnels veuillent travailler ici. On vit du tourisme et on veut que beaucoup de touristes viennent nous voir, mais cela crée parfois des situations complexes, des tensions, par exemple au niveau des locations, du logement. »
« On a des politiques incitatives et le système national doit aussi poser les bases », considère Elizabeth Hernández. Le risque de la décentralisation, et cela vaut pour tous les secteurs, c’est en quelque sorte le « dumping » : « Si on commence à mettre en concurrence sur le territoire toutes les communautés autonomes, à regarder qui encourage le plus, qui donne le plus, ce sera un problème. Cette cohésion à laquelle on travaille au sein du ministère de la Santé espagnol serait perdue », avertit-elle.
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Notre interlocuteur suivant est précisément praticien aux Canaries. Il œuvre dans un grand pôle moderne à Las Palmas, l’hôpital Dr. Negrin. « J’ai étudié le tronc commun à Barcelone, et quand j’ai fini, j’ai fait ma spécialité ici, dans un centre qui existait auparavant, l’hôpital del Pino. Notre hôpital actuel est né en 2000 », se remémore Vicente Peña, dont la spécialité est la médecine intensive. Il est en fait le « coordinateur de greffe », notamment pour les greffes cardiaques, un secteur de pointe où l’Espagne fait office de taulier.
Le Covid, c’était « beaucoup plus difficile »
Vicente Peña, qui a joué un rôle important dans la mise en place des greffes aux Canaries, a la gentillesse de nous recevoir à l’hôpital pour évoquer son travail. Dans le monde de façon générale, expose-t-il, les organes que l’on transplante désormais sont le rein, le foie, le pancréas, l’intestin, notamment pour quelques enfants rencontrant un problème à la naissance, le cœur et enfin le poumon. « Il n’y a pas de greffe de thyroïde, car il existe des médicaments qui la remplacent », résume le médecin.
« Au début, en Espagne, rappelle-t-il, l’organisation nationale des transplantations n’était pas structurée. N’importe quel médecin, n’importe quel chirurgien pouvait faire un don et une greffe. Par la suite, on a opté pour un modèle particulier : dans tous les hôpitaux qui peuvent abriter des donneurs et des greffes, deux figures ont été créées, un médecin et une infirmière. Ils ne font rien, mais coordonnent tout. En France, c’est juste une infirmière. Chez nous, ce sont deux personnes dont un praticien. » À nouveau, l’échelon national apparaît.
Avant, les coordinateurs hospitaliers de greffe dans le pays étaient presque tous des spécialises du rein, dit-il. « Puis l’organisation nationale des greffes s’est rendue à l’évidence que le maillon le plus essentiel, c’était le donneur. » Sans organe, de fait, pas de greffe. « Or, la plupart des donneurs se trouvent dans les unités de soins intensifs. Presque tous les coordonnateurs sont donc aujourd’hui des spécialistes en médecine intensive, chez nous. Viennent ensuite les urgentistes, puis les néphrologues », explique M. Peña.
Aux Canaries, poursuit-il, on greffe depuis des années le rein, le foie, le pancréas. « Nous ne faisions pas le cœur jusqu’en 2019. Mais à la fin de cette année-là, nous avons lancé notre programme et tous les doutes qu’il y avait historiquement ont été levés. » Et ce, malgré le Covid, pendant lequel tout a été rendu « beaucoup plus difficile ». La greffe est « une opération urgente, de vie ou de mort », qui a donc été maintenue pendant l’événement. Cependant, elle demeure l’une des pratiques chirurgicales nécessitant « le plus de logistique ».
Partant néanmoins de ce franc succès sur le cœur, et compte tenu de l’état actuel des connaissances concernant le suivi des transplantés pulmonaires après leur passage au bloc, avec l’aval du service canarien de la santé ainsi que celui de l’organisation nationale des greffes, « depuis quelques mois, notre sujet, c’est désormais le poumon ». « Cela n’existe pas encore ici ? On va le faire ! » Et ce, dès cette année. Avec quels fonds ? « Une grande partie de ce qui a été nécessaire, les infrastructures notamment, vient de l’Europe. »
« Il se peut que l’organe n’arrive jamais »
Notre interlocuteur est passionné. Il aime en parler même si la matière est pesante. « Le donneur d’organe est une personne qui vient de décéder ou qui va mourir à l’hôpital, expose Dr Peña. Lorsqu’un donneur se présente, nous regardons le dossier médical pour identifier s’il peut être prélevé. Un cancer au stade métastatique, c’est impossible. Je regarde s’il n’y a pas de contre-indication majeure, pas de maladie pouvant être transmise, puis on parle à la famille, et on voit s’il n’y a pas de manifestation anticipée de volonté. »
Dans son système informatique apparaissent les personnes qui, aux îles Canaries, ont signifié leurs réticences à donner leurs organes en amont. C’est dans ce sens-là, que les choses se passent. Mais dans les faits, « il faut aussi que la famille soit d’accord, car le refus peut être verbal. Si quelqu’un dit se souvenir que le donneur a dit non, c’est terminé, fin de l’histoire. » La grande majorité des familles disent oui, mais on voit là qu’il faut agir vite, très vite puisque tout doit être bouclé, de l’extraction à la greffe, en quelques heures, et dans les clous.
Le docteur Peña aimerait bien que la région ait son propre jet, un jet public, en somme, rapide, pour éviter la location, et que plus d’organes frais puissent rencontrer toujours plus de receveurs entre la péninsule et les îles. Encore la mobilité, appuyée par la communication. « Je ne peux pas être partout. Je dois assurer l’information dans tous les lieux de l’hôpital où des patients peuvent mourir. Il y a cinq ans, les fumeurs ou les personnes de plus de 75 ans ne pouvaient pas être donneurs. La chirurgie s’améliore, je dois tenir tout le monde au courant. »
Le « benchmarking », en matière de greffe aux Canaries, c’est lui. « En Espagne, la loi dit que nous sommes tous des donneurs si nous n’avons pas dit le contraire. En France aussi. Mais il y a des pays où si vous voulez être un donneur, vous devez le dire. Certains pays le mettent sur les permis de conduire. Les Pays-Bas ont récemment envoyé une lettre aux personnes majeures pour leur demander si elles souhaitaient faire un don. Il existe de nombreux modèles. Le nôtre nous va bien. »
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Pourquoi greffer aux Canaries même ? Pour « l’équité » : « Quand vous entrez dans une liste d’attente, c’est qu’il n’y a plus de traitement possible. Vous savez parfaitement que vous pouvez mourir. Il se peut que l’organe n’arrive jamais. C’est très dur, pour un Canarien, d’aller attendre un organe à Madrid pendant des mois. Il y a des gens qui préfèrent rester là et mourir, qui ne peuvent pas vis-à-vis de leur famille, du travail. Ils se disent qu’ils vont tenir, qu’ils partiront le plus tard possible. » Comment les Martiniquais font-ils ?, demande M. Peña.
La question de la recherche aux îles Canaries
« À tous les niveaux, les îles Canaries se sont toujours pensées comme un pont pour l’Europe entre l’Afrique et l’Amérique. Et maintenant, nous essayons de développer cela, cet aspect « tricontinental », en revenant vers l’Afrique, plus en profondeur, pour la santé. » La personne qui s’exprime s’appelle Josefa de la Rosa, elle travaille sur la coopération avec les institutions aux Canaries et nous accueille à la faculté des sciences de la santé de l’université de Las Palmas, où nous attend un ultime rendez-vous avec M. Juan Ruiz Alzola.
Le Pr Alzola n’est pas médecin. Il dirige un groupe de recherche sur les technologies médicales. « Dans notre cas précis, ce sont des technologies de l’information, ou des systèmes qui utilisent l’intelligence artificielle, des logiciels, l’imagerie, décrit-il. C’est de la médecine translationnelle, ces outils sont destinés à la formation, uniquement. À l’université, nous ne mettons pas de systèmes en production clinique ; cela nécessite une réglementation spécifique et ne correspond pas à notre travail. Nous ne sommes pas l’industrie. »
Ce pur Canarien présente l’un de ses sujets du moment, un « hôpital virtuel » proposé dans des pays d’Afrique. « Il est physiquement construit, c’est un bâtiment », précise le professeur. Mais bardé d’équipements de simulation, de mannequins, d’outils de réalité virtuelle, il vise à mettre en situation les étudiants sur des tâches délicates, des opérations, etc. Le travail d’équipe est l’un des axes. Des acteurs ou des bénévoles interviennent pour exercer les jeunes à l’annonce d’une mauvaise nouvelle au patient, également, car l’effet placebo soigne.
Comme l’explique M. Alzola, les Canaries ne sauraient être une puissance, un grand « hub », dans de tels secteurs d’innovation. Cela vaut pour les technologies médicales comme pour les voitures. « L’actuel recteur est un spécialiste de la nutrition et le scientifique le plus cité d’Espagne dans son domaine », fait-il remarquer, pour souligner que l’archipel ne manque pas de beaux esprits. Il se trouve simplement que les petites souris canariennes se retrouvent « dans le champ concurrentiel avec les grands pôles ».
« Nous ne pouvons pas rivaliser, expose le professeur. Ce n’est pas comme si une industrie, ici autour de nous, drainait toute une activité commerciale. » Pour autant, « pouvons-nous avoir des groupes restreints qui sont au plus haut niveau européen ? Bien sûr ! Et cela peut-il fonctionner comme une force motrice au niveau industriel ? Apporter notre contribution, on peut le faire, oui. Nos gens sont très bien connectés avec l’extérieur et ce n’est un hasard s’ils ont des contacts avec des universités comme Harvard. »
Les Canaries, un exemple pour nos contrées ?
Juan Ruiz Alzola manie lui aussi des fonds de l’UE, et pas seulement via Erasmus. Avec cet argent, il pilote des projets en Afrique. « Nous avons des collaborateurs en Espagne, ailleurs dans l’UE, aux États-Unis, au Canada. Nous réfléchissons à des actions avec l’Amérique latine. Nous essayons de promouvoir le concept de plaque tournante. Les Canaries sont un endroit où les gens aiment venir. Nous avons la capacité d’accueil. On se rassemble ici pour collaborer à des projets de recherche ou à des formations destinées aux Africains. »
« Des programmes que nous faisons dans les technologies américaines vous donnent l’orientation, continue M. Alzola. De nombreux collaborateurs internationaux qui souhaitent collaborer avec l’Afrique, le font par notre intermédiaire », lance-t-il. Le mécanisme européen qui permet de développer des projets dans son secteur avec l’Afrique de l’Ouest, dont les Canaries se considèrent comme une sorte de porte d’entrée dotée d’une solide connaissance de ces terrains, « c’est le Feder, à travers Interreg MAC ».
Interreg est un outil de coopération entre les régions et les pays de l’Union. « Pour contribuer à leur développement économique et social et surmonter l’obstacle des frontières », précise le site Europa. Le programme se décline ensuite ici et là. MAC signifie « Madère, Açores, Canaries ». Mais ce canal est utilisé au-delà, comme le pointe Mme de la Rosa : « De manière paradoxale, des partenaires africains sont inclus dans le programme. » À la condition que les projets comportent un volet développement, précise M. Alzola.
Madère, les Açores et les Canaries, ces dernières faisant ici office de poids lourd, forment en fait un ensemble flou historiquement, la Macaronésie, avec d’autres îles encore, et surtout le Cap-Vert, qui ne fait pas partie de l’UE mais de l’UA, en tant qu’État, bien sûr. Un particularisme de plus, « Medio-Atlantico », propice à l’échange. « Pour des raisons politiques, on n’est pas dans le même groupe, le même continent. Dans quelle mesure pouvons-nous nous définir dans un espace commun, avec des problématiques communes ? »
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Le tout en gardant à l’esprit que jusque dans un passé proche, des échanges entre Occidentaux et Africains sur la santé ont pu donner lieu à l’exposition de saines différences de points de vue entre praticiens, entre écosystèmes, ou au sein d’écosystèmes. La technologie, ses ruptures, posent par ailleurs question par nature, systématiquement. Mais la santé, c’est l’inverse de l’immobilité : c’est le mouvement. Donc la discussion.
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